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Actuellement la chaîne ocs Festival diffuse le film Le Ravissement d’Iris Kaltenbäck (2023). Il s’inspire d’un fait divers survenu au Royaume Uni en 2014 et raconte l’histoire d’une jeune femme, Lydia, très sobrement interprétée par Hafsia Herzi, qui emprunte l’enfant de sa meilleure amie et fait croire à l’homme d’une nuit avec lequel elle aurait aimé tisser une histoire qu’il en est le père. En prétendant être la mère de l’enfant aux yeux cet homme prénommé Milos elle va peu à peu s’enferrer dans le mensonge pour s’y trouver piégée.
Bien sûr ce résumé ne dit rien de toute la construction singulière de cette usurpation et la particularité avec laquelle la réalisatrice rend compte de la personnalité de cette femme trouble pourtant très ordinaire.
Le ravissement, nous apprend le dictionnaire Robert, recouvre trois acceptions : c’est « un état d’extase de l’âme », l’extase mystique, ou encore « l’émotion d’une personne transportée de joie » et enfin « l’action d’emporter par la force ». En fonction du sens, on touche quelque chose de l’ordre du plaisir qui peut friser avec la jouissance, ou avec un plus-fort-que-soi, quelque chose de non contrôlé et de violent. Sans doute que l’histoire de Lydia recèle ces trois acceptions du terme.
C’est bien de la fiction dont je parle ici. Que se passe-t-il dans la tête d’une femme dont rien, dans la superficialité apparemment banale de ses relations objectives et quotidiennes, ne laisse présager qu’elle soit capable d’imposture ? Pour qu’elle invente une autre vie, non pas fantasmée mais agie par procuration ? Au déroulé du film on réalise combien le Moi n’est pas maître en sa maison.
Lydia est une jeune femme discrète, douce, et très seule. En début de film on la voit trahie par son compagnon. Est-elle déçue, affectée ? Elle se réfugie dans le travail et sa douleur amoureuse reste en sourdine, inexprimée, sans voix, dans l’errance d’un tourment inconscient qui ne se met pas à jour, ne se dit pas vraiment. S’excluant de sa propre maison psychique Lydia tarde à rentrer chez elle le soir après le travail, sait-elle seulement où et ce qui l’habite ? Elle est un peu égarée dans sa vie intérieure quand bien même elle assume parfaitement sa vie professionnelle, comme si le jour et la nuit ne se rencontraient plus mais se juxtaposaient. Comme si elle se coupait de cette part d’elle-même qui ne se soumet pas à la raison et au devoir. D’ailleurs le film ne raconte rien de son passé.
Un jour de grande fatigue elle s’endort dans le bus et est réveillée au terminus par le chauffeur, qui se qualifie de « machiniste, c’est comme ça qu’on dit ». Cet homme répond à son assignation, il est ce qu’on dit qu’il est. Il se montre gentil, protecteur. S’en suit une aventure d’une nuit que Lydia aurait aimé poursuivre mais sans vraiment le dire, elle n’est pas du genre à importuner, à s’imposer à l’autre.
Sa vie se restreint peu à peu à sa vie professionnelle c’est-à-dire qu’elle se resserre sur le réel de l’accouchement. Au reste il est intéressant que la réalisatrice ait choisi la profession de sage-femme pour son héroïne alors que le fait divers fait mention d’une infirmière.
Lydia se présente elle-même comme « maïeuticienne », c’est-à-dire qu’elle « s’occupe surtout des mères ». Elle ne compte pas ses heures et semble n’avoir en vue et en perspective que le réel de la naissance, à répétition. D’un point de vue cinématographique la caméra opère en plan serré sur le visage de Lydia lorsqu’elle exerce à l’hôpital, un visage concentré sur la vulve de l’accouchée en travail laissant poindre une tête de nouveau-né, phallus émergeant, ce qui ajoute à l’idée d’un enfermement en mère. La mère comme une énigme, un trauma peut-être, ou un premier ravissement qui la transporte dans le fascinus.
Lydia nourrit une relation privilégiée avec une amie, Salomé, une relation imaginairement fusionnelle. Elle imagine « un tube » entre elles, des vases communiquant où « quand l’une est déprimée l’autre est heureuse ». Ainsi, tandis que Lydia est délaissée par son compagnon Salomé tombe enceinte et la découverte de cette grossesse se fait ensemble puisque Lydia est présente au moment du test de grossesse et en révèle le résultat à son amie. Les échanges entre les deux jeunes femmes prennent en quelques mots une tournure équivoque. Une amorce de maternité à deux s’infiltre en quelque sorte, voire une maternité pour deux, où l’esprit confus de Lydia perdu dans ses objets va sans doute accrocher un re-trouvé à partir d’un signifiant qui l’anime.
C’est Lydia elle-même qui va suivre la grossesse de Salomé, l’identification prend corps et prends au corps. C’est elle aussi qui accouchera son amie assistée du père de l’enfant. L’accouchement est difficile et arrive un moment ambigu car la délivrance devenant problématique on se demande jusqu’où elle va pousser le moment critique du renoncement à l’accouchement par voie basse. Peut-être que Lydia aime tellement Salomé que pourrait pointer l’envie et le basculement de la menace spéculaire qui fait de l’autre une menace pour le sujet. Lydia est puissante dans ce moment-là car Salomé est épuisée, en position vulnérable, et on la sent mue par des pulsions contraires. Elle tient sur le fil la vie de son amie aimée sur le point d’être mère d’un enfant réel, et tout peut basculer. Ah si l’enfant pouvait naître sans mère ? Plus loin dans le film Lydia dira que sa mère est morte en suite de couche. Cette sentence dont rien ne dit qu’elle soit juste ou fausse se pose autant comme une explication donnée à l’autre sur son isolement familial que comme un désir, que Lydia s’attèle à conjurer tous les jours.
C’est aussi Lydia qui nommera l’enfant, proposant à Salomé de l’appeler Esmée, qui signifie « qui est aimée », dit-elle, aimée des Dieux. Cette appropriation de l’enfant par la nomination sonne comme une reconnaissance symbolique, au sens paternel. Les deux femmes sont fantasmatiquement unies dans cet exercice de parenté. On peut supposer que Lydia est aussi identifiée à cette petite fille qui la répare.
Lydia ne manque pas l’occasion de tenir le nouveau-né dans les bras et saisit l’opportunité de l’emmener seule se promener dans les couloirs de l’hôpital. Dans l’ascenseur, des regards attendris se posent sur elle et l’enfant, notamment celui d’une femme aux cheveux blancs, une grand-mère en quelque sorte. Quoi de plus émouvant qu’une jeune mère avec son tout petit dans les bras ? Et quelle femme peut ainsi porter un nouveau-né dans ce contexte sinon sa mère ? On sent que c’est là, c’est le regard de l’Autre qui la constitue mère. La voilà identifiée comme mère, à cet instant Lydia obtient une certaine place sociale visible et prend une consistance subjective.
Puis elle croise par hasard Milos, qui vient visiter son père hospitalisé. Il s’étonne de voir cette aventure d’un soir avec un bébé dans les bras. Un peu à la légère elle ment, oui, ce bébé est le sien. Pourquoi pas, puisqu’il y croit ? Evidemment, il interroge la paternité. Lydia, un peu par provocation, saisit la perche tendue. Un pas de plus est franchi dans l’échafaudage identificatoire, imaginaire, tramé par les ressorts de l’inconscient.
Cet enfant fait advenir un père. Tout en le désignant symboliquement, Lydia le fabrique aussi génétiquement parlant car elle va jusqu’à trafiquer des tests adn pour attester que Milos est réellement le père. Si la science dit vraie alors il y croit. Le mensonge est donc en marche. Et Milos le machiniste répond là où on l’attend.
Tout se passage est très intéressant car il installe le socle sur lequel s’élabore le mensonge. Un mensonge se construit à deux, à commencer par celui qui est prêt à y croire, à partir d’éléments qui ont une résonnance imaginaire et signifiante qui agissent comme un aimant, une surface d’adhérence.
Cette falsification, cet emprunt identitaire grâce à la fonction identificatoire la sort du marasme et soutient le désir de vivre. Lydia ne manquera pas une occasion pour passer du temps avec Esmée, un temps qui devient ritualisé. Elle emprunte la petite fille, et y met son empreinte. Elle le ravit à sa façon mais surtout ça la ravit. Elle devient mère tous les mercredis, ce qui soulage Salomé et ravit Lydia. Salomé, confiante, ne pose aucune question sur ce que fait Lydia avec son enfant car la bien-nommée Esmée est bien traitée. Le mensonge fonctionne. La trinité parallèle paraît idéale.
Désormais Lydia a une place dans la vie de Milos, elle existe positivement à ses yeux. Si une fois le désir sexuel assouvi la femme Lydia ne présentait que peu d’attrait pour lui il semble que la mère en elle l’attache. S’exprime cette part du masculin qui aime dans la femme la mère qu’il peut créer.
Mais peu à peu Milos lui-même construit intimement un désir de famille avec Lydia et Esmée. Il les présente à l’insu de Lydia à sa famille et par étape le mensonge dévoile sa dimension de piège. Lydia sait bien qu’elle n’est pas libre de disposer du bébé comme elle veut. Elle aimerait que le mensonge dure mais il ne peut pas tenir dans la durée, c’est impossible. Cette construction ne peut se poursuivre hors temps car elle rencontre inévitablement le désir d’un ou de plusieurs autres, ce qui complique l’affaire. Des éléments de réalité viennent bousculer cette structuration imaginaire et révéler l’imposture.
D’un certain côté cette histoire illustre aussi combien l’être père ou mère est d’abord un fait de langage en ce que c’est une fonction existant en premier lieu au regard de l’Autre dans les dimensions symbolique et imaginaire.
C’est un fait social et pas seulement un fait psychique.
Du point de vue du sujet il semble qu’au moins deux ressorts inconscients sont réunis pour que cette femme en arrive à se faire passer pour la mère d’un enfant qui n’est pas le sien. Tout d’abord son identification à la mère de l’enfant, amie exclusive, dans un partage de l’enfant et sur l’hypothèse d’une relation amoureuse homosexuelle inconsciente. Ensuite l’aspiration à exister dans le regard de l’Autre en satisfaisant son désir, nouée autour d’un souhait de relation amoureuse avec un homme par choix d’objet.
Mais n’est-ce pas, au fond, une détresse existentielle, un profond sentiment de solitude et d’isolement qui la laissent sur le bord ? Et qui la laisse là où la vie ne s’exprime plus par des mots mais par des agirs ?
Dans cette fiction subtilement réalisée avec beaucoup d’humanité par Iris Kaltenbäck on peut se demander si l’enfant qui institue cette mère ne sert pas de nouage entre les dimensions réelle, symbolique et imaginaire, il viendrait en place de sinthome pour cette jeune femme. Il soutient pour un temps une poussée désirante en lui assurant une place aux yeux de l’Autre autour duquel s’organise la vie psychique, mais aussi une place parmi d’autres. Il permet une revalorisation narcissique où l’estime de soi peut se déployer et contrecarrer un fond dépressif larvé voire un effondrement.
Malheureusement le mensonge est voué tôt ou tard à être levé, qu’advient-il après du sujet lorsque se dissout ce fragile nouage temporaire ?