Le sentiment de l’intimité que l’on peut associer à l’expression « vie privée » est un processus qui se construit sur le plan psychique et commence dans le lien à la Mère à travers les soins prodigués à l’enfant. A condition qu’elle-même dispose d’une psyché contenante et structurée qui lui permet d’entrer en relation avec son bébé en le considérant comme une petite personne à part entière, un autre que soi, elle va s’occuper de son corps en le respectant, elle va pouvoir le manipuler, le porter, le câliner, le caresser, le nettoyer, toucher sa peau et les différentes parties de son corps sans ambiguïté. Si possible en les nommant, en parlant au bébé, en lui formulant ses interprétations de ce qu’il manifeste (cris, pleurs, sourires, babils…). Le bain de parole dont la mère entoure le bébé en s’adressant à lui pour accompagner ses gestes vient déjà signifier une distanciation entre eux deux.
Car la première étape importante dans la constitution de la zone privée passe par le langage. C’est, pourrions-nous dire, le premier séparateur.
Toucher le corps c’est entrer dans une relation érogène, empreinte de sexualité. Etre touché éveille des sensations, agréables ou désagréables, produit du plaisir, du déplaisir. L’éprouvé des sensations est essentiel pour constituer le Moi et faire naître la pensée, des représentations, des fantasmes aussi, que va organiser le langage.
Nous parlons là d’une sexualité au sens de Freud, c’est-à-dire d’une sexualité psychique qui prend sa source dans l’infantile justement, présente dans l’inconscient, qui s’exprime dans la pulsion et à travers le fantasme. Rien à voir avec une sexualité adulte, génitale, celle qui autorise la pénétration.
Car toucher le corps d’un petit, d’un enfant sur le modèle de la sexualité adulte, c’est une effraction. Cela naît d’une confusion, une « confusion des langues » comme l’écrivait le psychanalyste S. Ferenczi, une confusion qui amalgame la demande d’affection et de tendresse de l’enfant avec l’expression d’un désir sexuel.
Il s’agirait d’une effraction de nature incestuelle si le toucher primordial était non plus érogène mais érotique.
Pour que l’enfant puisse constituer son propre Moi, son propre espace psychique, puis entamer un processus de subjectivation, il va falloir que la mère se retire. Il lui faut céder à cette sorte d’envahissement transitoire nécessaire dans tous les moments de la vie du bébé. Avec M. Recalcati, je dirais qu’il faut qu’elle redevienne femme et renonce à être toute-mère, il faut qu’elle aille désirer ailleurs. Le père, vu comme un homme pour la mère, est convoqué. Il y a alors toute la place à la métaphore paternelle.
Voilà encore une étape dans la constitution du sentiment d’intimité qui se développera par la suite dans ce que socialement on nommera la vie privée, cet écart, cette place faite à l’autre.
L’enfant qui apprend à parler dit très vite « à moi ! » quand il se saisit des objets qui l’intéressent. Tout lui appartient, imagine-t-il. C’est un apprentissage que de renoncer à posséder tout ce dont il a envie, de respecter le bien de l’autre. Et c’est l’apprentissage de la frustration. En grandissant l’enfant va peu à peu développer un sentiment de pudeur en prenant possession de son corps propre grâce à un autre qui ne lui est plus en accès libre comme avant, qui ne se laisse pas regarder ou toucher à sa guise – adulte d’abord mais pas seulement, l’expérience se poursuit avec le frère/ la sœur, le/la camarade aussi. Et surtout, l’adulte va renoncer à le toucher systématiquement lorsqu’il a acquis une autonomie suffisante pour prendre soin de son corps tout seul, par exemple pour se laver, se brosser les dents, se vêtir.
Tout comme il a réalisé que son corps et celui de l’autre ne peuvent être confondus, de même il va apprendre qu’il ne peut pas s’approprier tous les objets qu’il convoite et va apprendre à les nommer grâce à autre (parent notamment) qui va le frustrer dans son avidité, son irrésistible convoitise.
Car respecter la sphère privée, de soi, de l’autre, c’est renoncer à tout voir et à tout avoir. Il y a, comme on dit communément des limites, et cela passe par le corps.
Plus il élargit son champ social (famille élargie, école…), plus il prend de l’aisance verbale, plus l’enfant va multiplier les interactions avec d’autres personnes, d’autres semblables, c’est-à-dire développer une vie propre, et une pensée propre. Vient le temps des secrets, des confidences, des « tu ne le répètes pas » glissé à l’oreille du ou de la complice, meilleure copine, meilleur ami ou grand-père par exemple. Parfois c’est le journal dit intime qui fait office de confident. Le secret dans ce cas ne vaut que s’il est partagé avec un autre, un autre qui n’est pas la mère ni le père, un autre qui ne risque pas d’agiter de trop près des fantasmes œdipiens, incestuels, mais au contraire en préserve. Car souvent ce qui est important est justement que le parent, ne sache pas ce qui est dit ou fait, qu’il soit tenu à distance.
Autre étape essentielle, donc, que celle du respect de cette sphère privée qui se constitue hors du parent, hors du maternel : le secret, auquel le parent n’a pas accès et qu’il ne doit pas pénétrer.
Combien d’adolescents ont affiché le symbole du sens interdit à la porte de leur chambre pour signifier un « défense d’entrer » bien visible !
La réaction qui suit parfois l’intrusion dans la sphère privée s’énonce comme : « mais ça ne le/te regarde pas ! ». Enoncé protecteur de la délimitation de son jardin intime, et qui met en jeu le regard.
La vie est privée quand elle est privée du regard de l’autre sur soi, autrement dit quand son corps est hors de portée, hors de vue. Un corps qui contient la pensée avec des digues. Un corps qui serait toujours sous le regard de l’Autre, ce serait aussi une pensée qui n’est plus étanche ou qui est menacée d’être percée à jour. C’est Big Brother de « 1984 » de G. Orwell, œuvre paradigmatique des dictatures du XXe siècle où l’espion est potentiellement derrière chaque regard et chaque oreille ne permettant plus de vie privée. Un œil constamment ouvert et qui observe, et qui finit par être intériorisé, détruisant l’idée même de privacy.
A l’heure des réseaux sociaux et de la multiplication des caméras de surveillance censées assurer notre sécurité on observe un rétrécissement de la sphère privée.
Les réseaux sociaux dont sont friands les jeunes générations encouragent à s’exposer, à se raconter, à exhiber son corps en postant une foultitude de photos. Ce court-circuit de l’image peut laisser croire qu’il est normal de partager son corps avec tout le monde, de le marchandiser. Autrement dit, de permettre à ce qu’il soit vu par un grand nombre de personnes. Comme si le corps ne relevait plus de l’intime car par définition l’intime est antinomique du grand nombre. Ce n’est sans doute pas un hasard si parallèlement on fait de plus en plus appel à la notion de consentement. Car l’effraction de l’intime, ou le non-respect de la vie privée, c’est s’autoriser sans autorisation l’entrée dans l’espace de l’autre. Il faut donc que la personne consente, donne son accord à laisser entrer, à se laisser pénétrer. Mais pour consentir faut-il encore parler. Et parler, c’est disposer de sa propre capacité de penser, être un sujet libre de dire. Autrement dit, être déjà suffisamment sujet et libre, c’est-à-dire dégagé de l’influence voire de l’emprise de l’Autre…. Retour à la case départ.
J’entends de plus en plus dans mon entourage ou dans ma pratique professionnelle des remarques attristées de jeunes grands-mères - de la génération des baby boomer - qui s’étonnent que leurs enfants à peine devenus parents surprotègent leurs progénitures. Et il s’agit de jeunes parents qui justement ont grandi avec le numérique et la présence banalisée des écrans. Ces bébés sont observés en permanence, tout ce qui entre dans leur corps est contrôlé (bio, sans gluten, lavé trois fois, de quelle provenance, liste des ingrédients…), tout ce qu’ils font est commenté, leurs moindres jeux sont filmés, comme des prouesses de chaque instant. Mais aussi, ces grands-mères regrettent que les temps passés avec leurs petits-enfants qui leur sont confiés ne soient plus des temps « rien qu’à eux » comme elles disent. Car les parents, père ou mère, leur demandent le récit de la journée du petit parfois dans ses moindres détails. Ils ne se contentent pas de savoir que tout s’est bien passé, que l’enfant a passé un bon moment. Il faut qu’ils le vérifient, qu’ils s’en assurent. Et les enfants de leurs côtés sont questionnés sur chaque fragment de leur vie : « ont-ils bien respecté de ne manger qu’un seul carré de chocolat, comme à la maison ? », « ont-ils pris le bain avant ou après manger ? », « Ils n’ont pas dormi dans le lit de mamie, n’est-ce pas ? ». C’est-à-dire que même n’étant pas là, les parents sont quand même là, omniprésents. Cela a pour effet de saper la nécessité des secrets partagés dont il est parlé plus haut, et avec ça la constitution d’une pensée propre. Et cela rabote et infantilise la génération supérieure tout en renforçant l’impression de toute-puissance de son parent pour l’enfant. Or, mamie n’est pas maman, ce qu’on dit ou ce qu’on fait avec mamie on ne le ferait pas avec maman… L’enfant normalement constitué, ça il le sait bien.
Bien sûr il y a des cas plus graves. En protection de l’enfance nous avons quelquefois affaire à des mères qui intrusent le corps de leur enfant, de leur fille préférentiellement. Souvent elles-mêmes ont vécu des évènements traumatiques non dépassés (maltraitance, violence physique ou psychologique, inceste, viol… ) qui inscrivent une répétition de ce qu’elles ont vécu dans le corps de l’autre comme s’il en était du leur, avec une dimension subdélirante parfois. Elles vérifient, contrôlent, observent, dénudent, s’assurent sur le corps de leur fillette qu’il n’a pas été effracté, violé, abîmé ne se rendant pas compte qu’elles violent à leur tour ce corps autre.
On peut voir arriver en psychothérapie par la suite ces femmes adultes qui se sentent toujours menacées par l’autre, agressées, avec un sentiment d’insécurité permanent, une impression de psyché poreuse, comme si on lisait à travers elle. Elles manifestent trop de méfiance à l’égard de l’autre ou au contraire elles n’ont « pas de filtre » comme elles disent, sont hypersensibles, hyper réactives. Elles sont propriétaires d’un corps mais ne l’habitent pas tout à fait. Elles ont été dépossédées de leurs sensations propres, comme une part cédée à l’autre, comme si il ne leur appartenait pas complètement. Il y a quelque chose de faux et de faussé dont la façon dont elles vivent leur corps. Elles vivent un peu à côté et pour mieux l’éprouver elles sont en recherche de sensations fortes, extrêmes, qui peuvent prendre différentes formes : des addictions, des prises en toxique, des sensations de l’extrême en chaud-froid, des activités sportives poussées, tout ce qui peut exciter et produire de l’adrénaline est stimulant et accroît les sensations. Quelquefois c’est directement leur corps qu’elles livrent en pâture dans les relations sexuelles démultipliées ou dans la prostitution.
J’ai dit tout à l’heure que ce sentiment de l’intimité est un processus et qu’il se construit dès le plus jeune âge dans la relation à la mère. Cette préoccupation maternelle primaire dont parlait D.W. Winnicott en terme d’état pathologique normal est temporaire. Elle permet à la jeune mère d’être connectée à son bébé, d’être en identification avec lui, de répondre à ses besoins, c’est-à-dire d’être suffisamment imprégnée par lui et d’interpréter les signes qu’il manifeste. Seule sa mère le comprend ! entend-on dire parfois. Oui, mais pas trop longtemps… L’histoire se complique lorsque la mère en vient à prétendre elle-même : « je suis la seule à le comprendre », et prétend savoir interpréter chaque signe, chaque émotion, chaque comportement exprimé par son enfant, et qu’elle prétend de surcroît être la seule à pouvoir y répondre.
Pour terminer sur une note plus légère je rappellerais une scène emblématique du film « Un éléphant ça trompe énormément », d’Yves Robert (1976) qui illustre parfaitement sous l’angle de la comédie l’absence de respect de la vie privée. La mère de Simon fait irruption sur le cours de tennis où joue son fils et interrompt la partie pour se plaindre et lui raconter sans délais ses déboires intimes que le fils ne veut pas entendre. Elle se plaint d’ailleurs que son médecin de fils incarné par Guy Bedos ne l’ait pas écoutée plus tôt lorsqu’elle s’est présentée à son cabinet alors qu’il était en consultation. Elle aurait dû être prioritaire, estime-t-elle, puisqu’elle est sa mère et elle n’a pas supporté le barrage de la secrétaire, heureux barrage érigé par une autre femme et qui préserve la confidentialité de l’examen médical. La mère jouée par Marthe Villalonga fait scandale et jette la honte sur ce fils affligé en appelant au respect qui lui est dû comme mère alors qu’elle-même ne respecte aucun des espaces de son fils. « Arrête ! Mais arrête ! », implore Simon. Elle clame son ascendance sur lui par un « je suis encore ta propre mère ! » qui l’autorise à l’infantiliser devant tout le monde, le menaçant de le gifler devant tous ou bien de disparaître tout bonnement de sa vie en arguant l’ingratitude du fils, au prix de l’angoisse et de la culpabilité : « qu’est-ce que j’ai fait mais qu’est-ce que j’ai fait ?! » se demande Simon.
On pourrait dire que le manque de respect de la vie privée, c’est ça : c’est savoir ou prétendre savoir tout de l’autre, morceau par morceau. Et prétendre pouvoir en disposer à tout moment.
L’effraction de la sphère intime, le non-respect de la vie privée renvoie toujours, quelque part, à une mère primitive qui en sait trop, une mère qui surgit là où elle n’a plus à être, là où brûle le fantasme incestuel.
(texte écrit par Valérie RODET à l’attention de la Défenseure des droits auprès des enfants dans le cadre d’une contribution des professionnels pour le respect de la vie privée des jeunes - Fondation Olga Spitzer, avril 2022)