Valérie RODET
Psychothérapeute et psychanalyste Paris 9

Valérie RODET, Psychothérapeute et Psychanalyste à Paris 9

DU Libre arbitre à la responsabilité en liberté limitée


Le libre arbitre n’est pas un concept psychanalytique, loin s’en faut. Toutefois ces deux mots trouvent une actualité depuis que nos vies sont traversées par le Covid. Car devant l’intervention forte de l’Etat venue réguler l’ensemble de nos espaces de vie, de nos rapports privés et sociaux de façon inédite depuis quelques mois, je me suis demandée ce qu’il en était de notre libre arbitre dans cette affaire. Occasion m’était donnée de me pencher sur cette notion et d’intéresser le psychanalyste pour l’approcher de plus près. Je dis « le » Covid car c’est ainsi que ce coronavirus a été genré  à son apparition cependant depuis quelques semaines il est aussi appelé « la » Covid et l’on pourrait interroger, comme un signe d’époque, ce glissement transgenre. Mais c’est une autre histoire.

 

Devant un discours politique fortement influencé par le discours scientifique qui peine à stabiliser une attitude à adopter suffisamment cohérente et rassurante pour faire face à cette maladie en embuscade, l’impression est celle d’une certaine infantilisation des citoyens, d’une imposition restrictive plutôt surmoïque dont on peine parfois à concevoir le sens car il est parfois bien embrouillé dans des préconisations apparemment paradoxales. Par exemple le port du masque est rendu obligatoire en se promenant en plein air dans certaines villes tandis qu’il était dit en période de pénurie de masques que la distance physique était une précaution suffisante à l’air libre et le masque n’était préconisé que dans les espaces clos. Dans les faits, la distanciation physique tant vantée comme protectrice n’est plus vraiment respectée. Quand on constate les rassemblements plutôt collés-serrés sur les terrasses des cafés parisiens autorisant la levée du masque et qui font fi des gestes dits « barrières », on a du mal à dégager la logique des orientations politiques ou en tout cas la clarté du message énoncé. Dans ce cafouillage politico-médiatique qui recèle des informations contradictoires sur fond de peur de la contamination soigneusement entretenue (chaque jour on entend parler de « record » de cas. Une performance ? Il y aurait beaucoup à dire sur la sémantique liée au Covid mais ce n’est pas le sujet de cet article) s’ouvre un rapport dialectique : on doit porter le masque, peut-on ne pas le porter ? Quelle est la part du libre arbitre en cela ? Pour que le port du masque ne tombe pas dans la mascarade je me suis demandée s’il ne fallait pas, pour s’y retrouver, retrouver son libre arbitre.

 

Depuis quelques semaines « obligatoire » est le mot qui s’affiche le plus à notre regard : devant chaque vitrine commerçante, sur les murs des espaces publiques, à l’entrée des métros, des bus, dans les entreprises et jusque dans les lieux de soins psychiques, nulle porte ne peut être franchie sans masque, nul ne peut ignorer l’obligation de porter un masque dans tout espace social. L’unique espace où il serait permis de tomber le masque deviendrait-il l’espace privé, dans un face à soi ?

La question se pose dans le cabinet du psychanalyste. Le Covid-19 a fait irruption dans la vie de tous et s’est invité à toutes les tables. Il a fait surgir un grand Autre puissant et fortement présent dans les séances, tiers imposé par force en soumettant d’un même fouet l’analysant et l’analyste. Retrouver une dissymétrie dans la relation nécessaire à la cure et désincarcérer la relation « contrainte par corps » par l’Autre, pourrait-on dire, pour se recentrer sur une relation transférentielle, intersubjective, dégagée d’une temporalité d’instant et au contraire ouverte sur le temps de l’inconscient, voici des enjeux du fonctionnement de la cure qui font interroger le libre arbitre.

 

Parce que nous sommes des êtres de langage, Les mots structurent la pensée, ils inscrivent un sens signifiant qui nous pénètre et structure notre inconscient et nous constitue comme être social. « L’inconscient c’est le social », disait Lacan. Aussi les transformations significatives de la société ont une incidence sur nous en profondeur.

Cet accolement de ces deux mots dans une incessante répétition « masque obligatoire » dans tout espace où nous avons affaire à l’autre interroge sur la façon dont ces mots sont appréhendés par chacun, dans une position subjective, dans une nécessaire prise de distance critique des mots et du message qu’il véhicule. Le port du masque obligatoire n’est bien sûr justifié que s’il est contextualisé par la présence éventuelle du coronavirus. Sans quoi le message deviendrait tout autre, autoritaire, et véhiculerait une peur de l’altérité, une menace devant le différent, c’est-à-dire ce qu’on ne comprend pas toujours, l’insaisissable. Il convoque un réel invisible. Réel qui, rappelons-le avec Lacan, est d’abord en nous-mêmes, un étranger intime et interne au sujet, dans ce trou du langage bordé par le signifiant et qui échappe au sens.

 

Loin de moi l’idée de remettre en question la nécessité des pouvoirs publics de prendre des mesures visant à préserver la population d’une épidémie qui menacerait la santé d’un certain nombre de ces citoyens. Mais un message asséné de façon surmoïque et qui impose un comportement à adopter façonne peu à peu une pensée et mérite, à notre sens - et c’est là son pendant – de considérer la notion de libre arbitre. Ce que je questionne ici est, au-delà du prétexte du Covid, la place réservée au libre arbitre dans sa sphère, dans son périmètre d’action, une liberté d’action prise par un sujet, un choix en conscience.

 

Des personnes dites « âgées » - ainsi désignées assez maladroitement comme en âge d’être une cible privilégiée pour le coronavirus - ont protesté contre l’interdiction qui leur a été faite de recevoir la visite de leur famille, ce qui les a contraintes à un isolement parfois très cruel. Car à la longue, c’est mortel que d’être coupé de l’autre. Annuler la possibilité du lien social c’est laisser éventuellement libre cours à Thanatos sans nouage à Eros, dans une déliaison destructrice. Une fois passées la sidération liée à l’annonce de la pandémie, certaines personnes ont réclamé un libre arbitre, une possibilité de mettre en balance librement et pour elles-mêmes le risque qu’elles prennent à s’exposer à la maladie au regard d’un bénéfice plus grand ou plus essentiel, celui d’être entouré de leurs proches. Le coronavirus est une préoccupation collective mais aussi personnelle. Le roman phare remis au goût du jour en cette période, la Peste de Camus illustre combien devant une situation dramatique collective qui regarde l’ensemble c’est chacun qui est questionné dans son intime, dans son être, vivant et singulier. Memento mori se rappelle à un, puis à un autre, puis à un autre, tous ensemble et chacun pour soi, à chacun d’en faire quelque chose dans la solitude de sa condition humaine.

 

Le Robert dictionnaire historique de la langue française relève qu’au Moyen Âge, « libre » signifiait « qui dépend de soi », « qui n’appartient à aucun maître ». Au XVIe siècle il s’étend à « ce qui n’éprouve pas de gêne », libre de, et de « non prisonnier, non captif ». Etre libre insinue donc qu’un sujet existe, il sous-entend un être dégagé de ce qui l’entrave. Il faut donc rompre une certaine aliénation pour être libre. Le terme développe son acception philosophique dans « qui a le pouvoir de se déterminer », avec Calvin (1541). Le sujet libre peut désormais prendre position. Etant détaché de ce qui l’entrave, il peut alors penser quelque chose de ce à quoi il assiste et devenir arbitre, soit un « témoin qui assiste à un évènement » selon le Robert, et se déterminer par rapport à l’évènement. Le libre arbitre est défini par le Robert comme la faculté de se déterminer par la seule volonté, sans contrainte.

Faisons moderne, dans la définition de Wikipédia le libre arbitre est « la faculté qu’aurait l’être humain de se déterminer librement et par lui seul à agir et à penser, par opposition au déterminisme et au fatalisme, qui affirment que la volonté serait déterminée dans chacun de ses actes par des « forces » qui l’y nécessitent. « Se déterminer à »  ou « être déterminé par » illustrent l’enjeu de l’antinomie du libre arbitre d’un côté et du destin ou de la nécessité de l’autre». Si l’on filait le questionnement philosophique, destin, nécessité ou libre arbitre, c’est d’une certaine façon à cette croisée des chemins que pourrait nous interpeller l’évènement Covid dont le masque serait en quelque sorte le porte-étendard.

 

Autrement dit, le libre arbitre demande à se dégager d’un Autre qui imposerait autoritairement, notamment par nécessité ou par destin, une marche à suivre, pour lui opposer, grâce à l’opération symbolique du langage, une position subjective construite par une pensée libre. Le libre arbitre laisse donc entrevoir le sujet. Il aurait acquis une liberté de penser et d’action, suffisamment en distance par rapport à un Autre qui lui imposerait un savoir, une attitude, un mode d’être. La définition introduit l’idée de volonté. La volonté introduit la notion d’intentionnalité, elle fait intervenir la raison. Pour le psychanalyste, le Moi a ses raisons que le désir inconscient vient volontiers contredire et l’action d’un sujet de l’inconscient n’est pas guidé par sa seule volonté. La rencontre avec l’inconscient comme expérience de vérité a pour effet une réduction du Moi, son érosion. Car l’expérience freudienne de l’inconscient implique une déconstruction identitaire, une dés-identification, pour laisser émerger un sujet singulier, unique, c’est-à-dire non uniforme, non conforme. Rappelons avec Massimo Recalcati que l’expérience de l’inconscient est une expérience du désir qui résiste au dressage normalisant, à la normalisation disciplinaire dans un mouvement de perforation de l’Autre. La rencontre avec le sujet de l’inconscient porte en lui la fêlure de l’idéal moral de l’autosuffisance du Moi. Il met au jour le désir qui est indestructible puisqu’il ne dépend pas de la volonté du Moi, il n’émane pas d’une décision du Moi, il est plutôt ce de quoi dépend la volonté du Moi, il est ce qui porte le Moi, l’assujettit.

Ainsi, un acte - une décision est un acte - n’est pas l’expression ou le résultat d’une seule action consciente mais au contraire il se trouve teinté par les motions inconscientes, un désir à l’œuvre qui le sous-tend, et qui demande à être décrypté puisqu’il se rend lisible dans les formations de l’inconscient (rêves, lapsus, étourderies, symptômes…).

 

Un acte suppose donc une décision plus ou moins consciente résultant d’un choix.

Dans la lutte fratricide entre Abel et Caïn on peut trouver l’illustration de ce que c’est qu’être libre d’agir par soi-même, la complexité à soutenir un acte par soi-même et ses malheureuses conséquences. Abel est tué par son frère aîné Caïn, jaloux de la faveur de Dieu dont le cadet bénéficiait à ses yeux. Caïn est le triste héros du premier meurtre de l’humanité. Poussé par la jalousie il a, de sa propre initiative, disposé de la vie d’un autre. Ce qui lui vaut secondairement la réprobation divine d’être condamné à vivre en fugitif et en errance.

Pour Saint-Augustin, Dieu a conféré à sa créature, avec le libre arbitre, la capacité de mal agir, et par là la responsabilité du pêché. Tourné autrement sur le champ de la psychanalyse, les voies qu’emprunte le sujet pour soutenir son désir n’engagent que lui, il est celui qui sait pour lui-même, celui qui doit répondre de son choix, nul Autre n’est dépositaire de ce savoir.

 

Dans un petit texte théâtral écrit par Andrea Camilleri en 2019 intitulé « Autodifesa di Caino », Caïn est l’homme qui a fait le mauvais choix. L’auteur fait apparaître le sentiment de culpabilité infini de Caïn devant assumer la responsabilité de son acte. Un acte qui est la résultante de frustrations, sentiment d’humiliation, blessures inscrites dans l’enfance dans un éprouvé tout personnel de son rapport à son frère au regard de l’amour du père. Caïn en vient à poser son désir de meurtre dans un acte réel et non pas seulement en pensée. Une pensée meurtrière qu’aurait éprouvée son frère Abel mais que, lui, a eu la volonté de retenir sans céder à la haine. Bien qu’il ait eu moultes raisons de détester son frère, Abel ne s'est pas laisser emporter par sa jouissance et dans la bagarre il a opéré un choix, celui de laisser vivre l’autre.

 

Le libre arbitre pourrait être compris comme la résultante d’une confrontation entre une pensée débroussaillée des implications souterraines agissantes, inconscientes d’un sujet mû par une poussée désirante afin d’opérer un choix en conscience, de prendre position pour ce qui le regarde en connaissance de sa responsabilité dans ce choix. Dans le meilleur des cas cela signifie qu’il ne cède pas à sa jouissance mais au contraire qu’il sache y renoncer. Cela sous-entend qu’il soit dégagé de la contrainte de l’Autre d’une part pour pouvoir agir par lui-même, et de l’ignorance d’autre part pour agir en connaissance de cause. Une connaissance des causes extérieures d’un côté, une reconnaissance de ce qui l’anime, y compris sa part obscure, de l’autre, et s’assumant comme un sujet doué d’une parole qui ne peut pas tout dire. Voilà ce qui peut constituer un sujet disposant de son libre arbitre. Un sujet en capacité d’exercer en responsabilité sa liberté limitée.

Un sujet dé-masqué en quelque sorte…

 

 

(texte écrit par Valérie RODET et publié sur le site de l’Association Demain la Psychanalyse en septembre 2020)

 


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