
Article présent sur le site : https://oedipe.org/
Le savoir chevillé au corps
À propos de
« La femme qui en savait trop » (The witness), film de Nader Saeivar (2025)
Derrière un titre évoquant un thriller hitchcockien (« L’homme qui en savait trop », 1956) c’est un film politiquement engagé et que d’aucuns qualifieraient de féministe dont nous gratifie le réalisateur d’origine iranienne résidant en Allemagne, Nader Saeivar, un proche de Jafar Panahi. Ce titre français qui fait glisser le savoir en excès de l’homme à la femme n’est d’ailleurs pas inintéressant dans le contexte. Avec force et complexité, dans une mise en scène subtile et soignée, Nader Saeivar rend hommage à ces femmes qui luttent pour leur liberté et dont le geste symbolique de retirer le voile a coûté la vie à quelques-unes, celles qui bougent leur corps, le montrent au grand jour, et qui osent publiquement prendre la parole. Il rend hommage au mouvement « Femme, Vie, Liberté » qui a émergé en Iran après la mort de Jina Mahsa Amini en 2022, arrêtée par la police pour « port de vêtements inappropriés » dit la presse, puis violemment battue et décédée à la suite de ses blessures.
Des femmes trop curieuses, trop libres, insoumises au pouvoir phallo centré d’une société masculiniste, combattantes en quête de justice, de liberté et de vérité dans laquelle, au fond, tous les êtres, hommes et femmes, semblent emprisonnés dans un système en impasse où chacun est appelé par un grand Autre totalitaire à tenir une place intenable au prix de contorsions et distorsions. Place intenable subjectivement car elle demande de mettre en berne une part de sa bisexualité psychique pour ne répondre qu’à la caricature de sa position sexuée déterminée par son apparence genrée.
L’intrigue est nouée autour de Tarlan, enseignante à la retraite, militante engagée dans la lutte pour le droit et la cause des femmes avec d’autres, magnifiquement interprétée par Maryam Boubani. Cette vieille femme digne soupçonne le mari de sa fille de cœur, Zara, d’être l’auteur du meurtre de celle-ci lorsqu’elle entrevoit la silhouette d’un corps inerte dans la chambre conjugale. La police refusera d’enquêter malgré son insistance afin de protéger le mari, Salat, un homme de classe sociale supérieure politiquement influent.
Dans son désir de savoir Tarlan ne réclame pas aussitôt la condamnation du meurtre, c’est l’enquête qu’elle demande. Elle souhaite que la vérité soit au jour et que justice soit rendue. Elle sait et cherche avant tout à ce que la lumière soit faite et que soient établis les rouages de ce qui a conduit au meurtre, l’enchaînement des faits. Que s’est-il passé ? Elle veut savoir au sens psychanalytique.
Mais quelle place pour le savoir sous un régime politique qui le phagocyte et s’attelle à maintenir ses citoyens dans l’ignorance et à verrouiller l’altérité ?
Illusion démocratique dans une société totalitaire où Tarlan réalise la vacuité de son désir à la fin du film, avec la tentation elle-même de céder aux mêmes méthodes expéditives que celle du régime : tuer l’autre.
La première scène du film présente trois générations de femmes, Tarlan, Zara, professeure de danse et sa fille Ghazan. L’affection qui les lieet la fierté d’être femme apparaît sur l’écran. On lit sur le visage de Tarlan le plaisir d’assister à une leçon de danse. Ce sont les mots de Zara à ses danseuses qui ouvrent la scène : « une fois que vous commencez à danser vous allez jusqu’au bout ». Comme un mot d’ordre à l’engagement politique. Comme un rappel qu’être une femme ça se vit dans le corps et que la jouissance n’y est pas limitée, qu’elle n’est pas toute-phallique. Comme pour annoncer que le savoir est une mise en réseau de signifiants pris dans l’inconscient, à l’image d’un enchaînement des mouvements de corps qui dessinent une chorégraphie et forment un ensemble donnant une cohérence, par son articulation, à une représentation qui doit être menée à son terme.
Si un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant comme nous l’a enseigné Lacan tout se passe comme si la chorégraphie de ballet à laquelle on assiste, par son langage où le signifiant prend corps, constituait ces femmes comme parlêtres, et comme résistantes. Le décor est posé.
À propos de décor, on note la présence dans la maison de Tarlan d’une reproduction de la peinture de Francisco Goya, El tres de mayo (1814) représentant un homme du peuple au visage désespéré, les bras en croix faisant face à des soldats armés de baïonnettes. Un autre homme ensanglanté gît à ses pieds. Le tableau figure l’impitoyable répression des troupes napoléoniennes sur la population ibérique suite à sa révolte pour l’indépendance en 1808.
C’est à l’aune de ce tableau que vit Tarlan. Il vient illustrer son propre combat, une lutte pour la liberté au risque de sa vie. Peut-être vient-il aussi renseigner le spectateur sur le niveau de culture et d’ouverture à l’altérité du personnage, un œil sur l’Europe, et celui du réalisateur.
Tarlan est une mère, une grand-mère qui veut savoir. Ancienne enseignante c’est une femme sachante et elle semble respectée pour cela. Salat attend d’elle qu’elle transmette son savoir plutôt ses connaissances d’ailleurs - en donnant des cours à sa fille Ghazal, fille de Zara mais c’est là un savoir défini, autorisé, circonscrit par ce qui doit se transmettre, un savoir universitaire. Or, le désir de savoir n’est pas une chose que l’on peut circonscrire. Et Tarlan fait preuve d’obstination dans sa quête de vérité.
S’apercevant qu’un des jeunes policiers auquel elle a affaire était un ancien élève elle lui rappelle qu’elle a été sa professeure. Son embarras est perceptible, on le sent traversé par la conflictualité psychique, ébranlé un instant par la montée de l’affect qu’il faut réprimer, lui aussi pris en étau et soumis aux exigences implacables du pouvoir politique en place, à l’instar des femmes de la communauté. Le pouvoir du maître a changé de camp et dorénavant le rapport homme-femme opère un basculement du pouvoir du sachant vers le pouvoir de l’ordre, celui du régime en place. On peut penser qu’il reste chez ce jeune policier un zeste de reconnaissance de cette dette symbolique lorsqu’il lui tend à Tarlan une bouteille d’eau après qu’elle ait subi des pressions psychologiques par les policiers, une salve d’intimidation sur sa famille qui se déroule dans le huis clos d’un trajet en voiture au bout duquel elle sera déposée, plantée là, seule, dans un paysage désertique. Un moment de vérité du sujet, comme sait en cueillir le film, dans un climat où règne la corruption, la menace, la contrainte qu’au fond tous, hommes et femmes, subissent.
Le fils biologique de Tarlan est en prison pour malversations financières et vit difficilement la détention. Salat va payer pour sa libération comme pour barrer l’appétit de Tarlan dans sa quête de vérité. C’est tout un système qui repose sur la pression psychologique et la corruption qui est pointé, dans lequel on tâche de museler la parole en s’appuyant sur des mécanismes pervers où l’on tient l’autre en atteignant les siens et qui brise tous les sujets au passage. Salat sachant que Tarlan sait son acte meurtrier il paye la libération de son fils pour mieux l’enchaîner par une dette insolvable, le prix de son silence. Auquel Tarlan, pourtant, ne se résout pas.
Ce fils, qui supplie qu’on le sauve de l’enfermement où son moral et son physique s’amenuisent ne facilite pas la vie de sa mère mais en retour il souffre de l’engagement militant de sa mère qui le stigmatise socialement et le dévirilise, d’une certaine façon, faisant ressortir toute sa fragilité. Quel type d’homme autre que phallocrate peut-on être dans cette société-là, au risque de tomber dans la lâcheté ? Quel autre choix ?
Salat justifie auprès de Tarlan la violence conjugale et définit la conduite à tenir pour Zara : « si elle m’obéit elle aura une belle vie ». Il lui suffit donc qu’elle soit sa chose, son objet de jouissance phallique sans altérité, sans Autre. Une injonction à laquelle cette insoumise ne peut se résigner et qui sonne comme une condamnation car cela signifierait un renoncement à ses mouvements inconscients, une mise à mort du désir, à être femme, au savoir, à toutes les forces pulsionnelles qui poussent à vivre plus loin, autre chose, autrement, à découvrir, se découvrir, et bien sûr danser. Un commandement que cautionnent beaucoup d’hommes et certaines femmes. Zara femme battue ne dissimule pas les traces de coups sur son visage. Assise dans sa voiture elle se voit interpellée par une femme portant le hijab qui la rappelle à l’ordre. Car elle exhibe en vérité la violence du rapport conjugal qu’il faudrait tenir caché. Si elle était voilée cela n’arriverait pas, lui déclare cette femme. Une façon de se voiler la face…
Le pouvoir phallocentrique repose aussi sur la prise de position de certaines femmes qui s’en portent garantes. Celles-ci n’entrent pas dans la danse, elles restent au pas.
Ce corps de femme, réservoir de libido, Salat doit savoir qu’il ne peut pas le dominer en totalité. Pour le réduire au silence il faut le tuer. Lorsque sa fille Ghazal se met à danser par provocation dans le salon il tire les rideaux. Hypocrisie d’un système despotique qui sait bien, au fond, qu’on n’arrête pas le désir qu’à tuer celui qui en est meut, où à défaut de l’encager on le cache.
Si certains hommes véhiculent une haine de La femme encouragée et contraints par un Autre totalitaire, Saeivar illustre un rapport homme-femme au quotidien qui n’est pas toujours tissé de haine, et qui met en exergue de beaux moments de vérité subjective. Comme cette scène où Tarlan invite le modeste ramasseur de bouteilles en plastique la nuit à boire un thé. Une sorte de brèche dans une société de la haute surveillance où deux êtres humains ensemble, dans l’instant, rient, se parlent, s’écoutent.
Le réalisateur dans sa finesse scénographique qui joue de la métaphore, des analogies, les personnages de second plan sont autant de figurations de la complexité psychique. Il introduit aussi la présence incessante et insupportable de souris dans l’appartement de Tarlan. Elle ne parvient pas à en venir à bout, elle est de plus en plus exaspérée au fur et à mesure du film par l’invasion de ces nuisibles qui lui rongent son énergie, à répétition. Elle implore le propriétaire de faire quelque chose contre ce fléau mais celui-ci, entre résignation et conviction, réplique qu’il faut apprendre à vivre avec, que ce sont des créatures de Dieu. Symbole d’un pouvoir tout phallique qui s’infiltre partout, omniprésent, pernicieux ou bien allégorie de sa propre position féminine qui toujours apparaît là où on ne l’attend pas et qu’on ne parvient pas à attraper, on peut se le demander. Mais Tarlan s’épuise elle-même dans sa résistance toute féminine.
Sans réponse satisfaisante du voisin résigné et bien décidée à en finir avec ces rongeurs elle fait appel au pharmacien pour obtenir un poison suffisamment violent. Mais c’est à Salat qu’elle s’apprête à faire boire le breuvage. De guerre lasse et perdant également espoir dans son combat pour la vérité elle est bien tentée d’utiliser les mêmes armes que ceux qu’elle conteste.
Elle est retenue dans son geste par sa petite-fille Ghazal qui, nouvelle génération, prend le relais de la lutte après avoir connu elle-même un moment d’effondrement.
Dans la très belle et poétique scène de fin Ghazal se met à danser en musique dans le salon de son père, comme un acte de résistance à la violence radicale. À l’incitation à la haine ou à la tentation de la haine elle oppose d’autres armes, celles que sa grand-mère et sa mère lui ont transmises, celles de sa féminité et du corps vivant en mouvement.
La caméra suit la danseuse qui progresse vers l’extérieur de la maison où elle continue sa danse, bien au jour, tandis que le vent se lève et souffle de plus en plus fort jusqu’à entrouvrir le montant du portail et venir ébranler l’enceinte de la maison.
Un vent d’espoir.
Qui sait la force du vent ?